« Heaven’s gate » La porte du paradis de Michael Cimino – Avis critique et réflexion sur les migrants

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Le peuple américain a toujours eu le plus grand mal à se regarder en face. Une grande nation comme  celle-là, composée d’êtres humains qui veulent être libre de tout, met son énergie dans tout – sans rien vouloir perdre du monde des affaires – est une nation de pionniers. Et un pionnier ne saurait se laisser distraire : s’il faut creuser profond et être direct pour faire fortune, tout ce qui déplaît en est d’autant plus vite enterré.

Si le très métaphorique Moby Dick d’un Melville entre Shakespeare et Goethe est l’épopée Homérique dont l’Amérique avait besoin, « Heaven’s Gate » « La porte du paradis » est une oeuvre qui dit NON à la prise en main, c’est-à-dire « non » à la manipulation de l’histoire de notre espèce dont les épreuves qu’elle est capable d’endurer forcent l’admiration.

Bien des critiques ont été faites, que nous saluons ici (1) pour leur qualité, tant pour ce qui est de l’étude du processus de formation artistique, que pour l’examen de l’esthétique ; mais, à propos d’ « Heaven’s Gate », de cette œuvre d’un créateur unique dans sa personnalité, nous voudrions présenter comment nous voyons les choses.

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Il a souvent été dit que les américains aiment se battre … et en disant cela on réalise que les américains sont toujours « sur le point » de se trouver eux-mêmes, comme tous ceux qui cherchent un adversaire à leur mesure. Mais il semble leur manquer un grand dessein ; nous parlons d’une force qu’aurait l’Amérique qui se cache à elle-même sa brutalité, force qu’elle ne comprend pas, qui est seule capable de donner un élan à cette grande nation et de la porter bien au-delà de ses espérances : le succès américain dans les choses de l’art aurait pu, avec Cimino, stupéfier le monde, comme le monde est stupéfié par son système commercial.

Mais voilà, « La porte du paradis » fut parfaitement rejeté à sa sortie par les critiques dans les eighties pré-reaganiennes et le rythme américain se voudrait une norme demandant notre soumission pour des raisons de « niveau de vie » ; face à elle plus de la moitié du monde qui se base sur son « niveau de pauvreté » et souhaite combattre l’Amérique jusqu’à la mort. Deux fausses routes. Deux hypnoses, aussi.

Pourtant l’énergie qui est à l’origine de la vie émotionnelle humaine et dont on trouve l’expression dans les arts (de la peinture aux cathédrales) ne s’est pas perdue : il semble qu’une Loi veuille que l’énergie ne se perde jamais. Où est-elle passée ? Dans des créations et « Heaven’s gate » avec ses 5 H 25 devenue 3 H 36 en atteste. Reste que cette énergie est à l’origine de la faillite de United Artists. Mais l’énergie est toujours là. D’autres intérêts aussi, hélas. Et qui d’entre vous n’a pas ressenti que « le monde n’était pas en place » ?

Il y a plusieurs façons de faire des erreurs : grâce à la science nous savons que « personne ne s’occupe de nous », l’argent est notre Dieu et ce Dieu est incompétent, nous avons des armées que les gaz de combat et radiations peuvent défaire et les maladies nerveuses frappent les populations. Et n’allons pas croire que l’Amérique seule produit des infirmes culturels : les théocrates qui admettent l’esclavage, voilent les femmes et déclarent des animaux impurs ne valent pas mieux que nos idiocrates ; tous fuient la Loi de la nature au nom d’une manière de pensée unilatérale, exigeant chacun une hyper-civilisation dominante (la leur) pour bien mieux nous tyranniser. Ainsi les talents de l’homme, les talents dont nous sommes doués, s’effondrent : à cause de ceux qui persécutent Salman Rushdie pour blasphème, à cause de ceux qui déclarent « La porte du paradis » de Cimino film communiste.

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Le Wyoming, cette portion de terre américaine une fois débarrassée de ses indiens « inopérants », quelques années après la guerre de sécession, n’a que faire d’encore des pauvres (2) : récemment arrivés des immigrants de l’Europe de l’Est, soit cultivant des lopins de terre, soit dans le dénuement le plus total – aux âmes affamés des promesses d’un monde nouveau – volent parfois pour se nourrir et réduisent les pâtures publics des grands éleveurs, ceux qui se considèrent les seuls citoyens, les « natifs » du lieu. Une liste de cent vingt-cinq de ces « anarchistes » est établie et une milice de tueurs est agréé : le gouverneur, le sénat, la chambres des représentants, le président, sont d’accord pour, en toute légalité, karcheriser cette racaille.

Absolument pas ce que l’on apprend à Harvard, scène du début (3) d’où sort James Averill (Kris Kristofferson) devenu Sheriff qui retrouve dans le comté du Wyoming son ami Billy Irvine (John Hurt), de la même promotion. Absolument pas de quoi dormir sur ses deux oreilles, scène finale (4), même dans le confort d’un supposé mariage d’aisance d’Averill avec une femme avec qui, jadis, il a valsé.

Entre ces deux périodes, Cimino montre la vie quotidienne avec réalisme et évoque de façon romancée trois personnages : le sheriff Averill, la prostituée Ella (Isabelle Huppert) et le tueur Nate Champion (Christopher Walken) forment un triangle amoureux pour conter « the Johnson country war », ou comment régler leur compte aux migrants.

Tandis que les migrants cherchent le contact avec la terre, ceux qui sont déjà là s’estiment supérieurs en mœurs : les premiers arrivés sont ici les seigneurs de la création et les comportements chrétiens, pour des raisons de commodités, ne se manifestent que le dimanche. Une immense fresque sociale sur un « nouveau monde » où « l’Etat » crée sa propre oligarchie crapuleuse, avec ses problèmes d’insécurité, de misère, et les tentatives de remise en ordre qui vont avec. Tout dans ce Wyoming se déroule comme dans l’ancien monde : le vide se remplit d’un plein déjà vécu et la lumière secourable n’est que celle des armes à feu.

Ronde des valses, ronde des patins à glace (5), ronde du temps, la vie courante est en permanence rattachée aux grands espaces dont la grandeur évoque la sphère cosmique, montrant ce qui est humainement impossible : la compréhension du monde est hors de notre portée et le chaos sur cette terre n’est pas l’œuvre du créateur mais l’œuvre de ses créatures.

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L’Amérique toute entière n’a pas vibré à ce vécu là comme s’il ne s’agissait pas de la vie de son peuple. Si les critiques ont fait un cauchemar de cette œuvre, c’est qu’ils ont éprouvé de la peur comme si la roulette russe de « Voyage au bout de l’enfer » – autre film de Michael Cimino –  était sur leur tempe.

Chaque société humaine voudrait bien que les obscurités de ses arrière-plans ne soient pas à la vue de tous, d’autant que les religions de chacune de ces sociétés se devraient de les contenir : l’idée que ces migrants soient particulièrement mal famés voile combien la religion et la politique le sont… et ce à la première expérience « critique »  sans qu’aucune foudre céleste ne vienne jamais frapper les véritables auteurs du mal qui, vous l’aurez compris, ne sont pas les migrants.

Reste qu’arrivé à une certaine période de la vie on regarde derrière soi et des questions s’avancent : ce que nous imaginions s’est-il accompli, avons-nous fait les bons choix avec assez de persévérance ? La femme pétrifiée, congelée dans ses habitudes de classe à la fin du film qui demande du feu à Averill n’a pu détacher son regard de son amour de jeunesse, de toute évidence la situation ne permettra pas à ce dernier de poursuivre un nouveau but : il a troqué l’enthousiasme contre la routine d’un mode de vie à laquelle il voulait échapper par le passé… et la vie ne peut plus se renouveler, même en migrant : le monde historique a, décidément, un pouvoir écrasant.

 

FIN

 

 

(1)

 (2)  « Cette terre ne peut plus être celle des pauvres. » Discours bien connu.

 (3) Le bal de départ, typiquement occidental, est un véritable nuage d’ivresse individuelle et collective pour dissimuler les vrais visages ; pourtant au fond de ces mouvements tournants, une passion sans pareille qui a érigé un monde monumental ; malheureusement comme souvent ce qui est grand est à l’extérieur de nous tandis que le petit et le mesquin se cache au fond des âmes.

(4) La scène finale exprime malgré l’abondance et l’aisance matérielle l’inaccompli dans l’individu. Mais atteignons-nous jamais l’intégralité ? Averill semble alors dans une inertie analogue à la matière alors que les choses intimes, les choses tendres ne semblent s’ouvrir qu’en secret.

(5) Les pauvres dansent eux-aussi, ce loisir ne coûtant (pour ainsi dire) pas un sou.

Beaucoup de critiques ont remis en cause la vraisemblance de la scène de danse de La Porte du Paradis, s’étonnant de voir ces immigrés, qu’on nous présente par ailleurs comme pauvres et faméliques, se trouver comme par enchantement munis de patin à roulette et évoluant sur la piste de danse avec une gracieuse insouciance. Cimino a rétorqué violemment à ses détracteurs que cette scène est conforme à la réalité historique :

 » c’est inimaginable, il y a des gens pour croire que cette scène avait été faite à cause de la mode du patinage ! Ils ont refusé d’accepter le fait que cette activité existait, à cette période, et que souvent les conducteurs de bestiaux sortaient de la piste, se saoulaient, et se mettaient à patiner(….). C’était une activité très populaire. Ils ne comprennent pas : « si ces gens étaient si pauvres et si opprimés, pourquoi se permettaient-ils de danser ? » Mais qu’est-ce que ces gens peuvent faire d’autre : Ils n’ont pas l’argent nécessaire pour d’autres distractions. C’est vrai encore aujourd’hui, dans le monde entier. Dans les Favelas de Rio, à la Bocca de Buenos Aires, que font les pauvres le week-end ? Ils dansent bon dieu, c’est de là que viennent ces danses, et pas des classes supérieures. J’ai été absolument stupéfait, atterré, de voir que ce genre de critique pouvait exister. Vous leur montrez des paysans du Nouveau Monde : ils demandent à les voir ramper, et non de s’amuser. Vous leur montrez une classe opprimée : ils demandent à voir des gens qu’on opprime à chaque seconde du film. C’est consternant ».

 

 

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