Blasphème ! De « L’île des Pingouins » d’Anatole France à l’homme normal qui s’ignore – Contre la pathologie antisémite

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Saint-Maël, à la vue basse et aux yeux brûlés par la glace polaire, arrivant sur une île, rencontre une population de pingouins que réunissait le printemps. Les prenant pour des hommes sur les gradins d’un amphithéâtre, il les baptise pendant trois jours et trois nuits.  Voilà les Pères dans les cieux dans l’embarras ; heureusement, Catherine D’Alexandrie donne le mot de la fin à une docte discussion céleste : « accordez-leur une âme immortelle, mais petite. »…

… et c’est ainsi que les pingouins rentrent dans la famille d’Abraham et l’Eglise de Dieu.

L’île des pingouins d’Anatole France est un roman parodique écrit en 1908.

C’était hier. Ou plutôt, c’est encore aujourd’hui : le monde n’est pas plus loyal aujourd’hui qu’hier et les accumulations de mensonges et de crimes continuent de s’élever au-dessus de nos têtes. Et le drame est partout : politique, philosophique, métaphysique, guerrier… rien ne lui échappe. Nos petits et nos grands ennuis sont pris dans des turbulences telles que, dans des sociétés si malades, il nous faut bien revenir de temps à autre à quelque chose de chaleureux : des lignes imprimées qui sont des ressources pour l’homme, des lignes imprimées qui, elles aussi, à toutes les époques, ont permis aux plus sensibles parmi les humains de s’en retourner vers des profondeurs régénératrices… quand elles ne les ont pas perdus pour de bon. Mais, aujourd’hui comme hier, on ne peut rester neutre si on veut obtenir des jours meilleurs.

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La vie des sociétés, les théories, le malaise contemporain, tout cela est le monde dans lequel nous nous débattons : que l’on ouvre n’importe quel journal, nous n’y verrons qu’horreurs, meurtres, ruines et misère. On se rend compte alors que l’île des pingouins d’Anatole France est un grand livre contre le « mal de l’homme ».  Présenter ce mal au public en en passant par l’esprit impitoyable de la nature, la nature qui fait sens et dit la vérité, par l’esprit-nature de quelques pingouins baptisés, n’est bien entendu pas un élément naturel ; autrement dit cela ne correspond pas aux voies de la nature : la bonté et la cruauté sont des catégories humaines… mais vous avez aimé Orwell, d’Animal Farm à 1984 ? Vous craignez de devenir fou ? Et qu’est-ce que l’homme normal ? Ce livre est fait pour vous !

L’homme normal s’ignore. Et pourtant il vit. Il vit depuis le fond des âges, comme l’organisme qu’il est. Le livre, lui, a en quelque sorte une préoccupation majeure : guérir l’esprit, apaiser ses tensions, sa souffrance. Et notre vie publique est marquée par les dégâts que des déséquilibrés, des malades, des sadiques de toutes sortes, commettent ; les assassinés qui ne sont plus, à cause de ces fous, nous laissent avec leur souvenir nous imprégner de nos folklores, mythes et Dieux qui sont les forces d’une âme collective.

Avec une clarté surprenante, Anatole France présente un plan :

 

. Préface

. Livre premier : les origines

. Livre II : Les temps anciens

. Livre III : le Moyen-âge et la renaissance

. Livre IV : Les temps modernes – Trinco

. Livre V : Les temps modernes – Chatillon

. Livre VI : Les temps modernes – L’affaire des quatre-vingt mille bottes de foin

. Livre VII : Les temps modernes – Madame Cérès

. Livre VIII : Les temps futurs – L’histoire sans fin

 

Cette transposition de données de notre monde réel nous permet à la lecture de mieux comprendre ces drames qui bouleversent nos vies, faisant de l’auteur une incarnation de « la pensée engagée » au sens le plus profond du terme. Et l’auteur est de taille à élever sa voix et défendre l’homme – l’homme en tant que créateur – au milieu du flot des ignorants qui passent dans la vie en la souillant.

Ainsi est-il abordé le sujet de la propriété…

«  – Regarde, mon fils Bulloch, du côté de la Surelle. Il se trouve précisément dans la fraîche vallée une douzaine d’hommes pingouins, occupés à s’assommer les uns les autres avec des bêches et des pioches dont il vaudrait mieux qu’ils travaillassent la terre. Cependant, plus cruelles que les hommes, les femmes déchirent de leurs ongles le visage de leurs ennemis. Hélas ! mon fils Bulloch, pourquoi se massacrent-ils ainsi ?

   – Par esprit d’association, mon père, et prévision de l’avenir, répondit Bulloch. Car l’homme est par essence prévoyant et sociable. Tel est son caractère. Il ne peut se concevoir sans une certaine appropriation des choses. Ces pingouins que vous voyez, ô maître, s’approprient des terres.

– Ne pourraient-ils se les approprier avec moins de violence ? demanda le vieillard. Tout en combattant, ils échangent des invectives et des menaces. Je ne distingue pas leurs paroles. Elles sont irritées, à en juger par le ton.

– Ils s’accusent réciproquement de vol et d’usurpation, répondit Bulloch. Tel est le sens général de leurs discours.

A ce moment, le saint homme Maël, joignant les mains, poussa un grand soupir :

– Ne voyez-vous pas, mon fils, s’écria-t-il, ce furieux qui coupa avec ses dents le nez de son adversaire terrassé, et cet autre qui broie la tête d’une femme sous une pierre énorme.

– Je les vois, répondit Bulloch. Ils créent le droit ; ils fondent la propriété ; ils établissent les principes de la civilisation, les bases des sociétés et les assises de l’Etat.

– Comment cela ? demanda le vieillard Maël.

– En bornant leurs champs. C’est l’origine de toute police. Vos pingouins ô maître, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur œuvre sera consacrée à travers les siècles par les légistes, protégée et confirmée par les magistrats.

Tandis que le moine Bulloch prononçait ces paroles, un grand pingouin à la peau blanche, au poil roux, descendait dans la vallée, un tronc d’arbre sur l’épaule. S’approchant d’un petit pingouin, tout brûlé du soleil, qui arrosait ses laitues, il lui cria :

– Ton champ est à moi !

Et, ayant prononcé cette parole puissante, il abattit sa massue sur la tête du petit pingouin, qui tomba mort sur la terre cultivée par ses mains.

A ce spectacle, le saint homme Maël frémit de tout son corps et versa des larmes abondantes.

Et d’une voix étouffée par l’horreur et la crainte, il adressa au ciel cette prière :

– Mon Dieu, Mon Seigneur, ô toi qui reçus les sacrifices du jeune Abel, toi qui maudit Caïn, venge, Seigneur, cet innocent pingouin, immolé sur son champ, et fais sentir au meurtrier le poids de ton bras. Est-il crime plus odieux, est-il plus grave offense à ta justice, ô Seigneur, que ce meurtre et ce vol ?

– Prenez garde, mon père, dit Bulloch avec douceur, que ce que vous appelez le meurtre et le vol est en effet la guerre et la conquête, fondements sacrés des empires et sources de toutes les vertus et de toutes les grandeurs humaines. Considérez surtout qu’en blâmant le grand pingouin, vous attaquez la propriété dans son origine et son principe. Je n’aurai pas de peine à vous le démontrer. Cultiver la terre est une chose, posséder la terre en est une autre. Et ces deux choses ne doivent pas être confondues. En matière de propriété, le droit du premier occupant est incertain et mal assis. Le droit de conquête, au contraire, repose sur des fondements solides. Il est le seul respectable parce qu’il est le seul qui se fasse respecter. La propriété a pour unique et glorieuse origine la force. Elle naît et se conserve par la force. En cela elle est auguste et ne cède qu’à une force plus grande. C’est pourquoi il est juste de dire que quiconque possède est noble. Et ce grand homme roux, en assommant un laboureur pour lui prendre son champ, vient de fonder à l’instant une très noble maison sur cette terre. Je veux l’en féliciter.

Ayant ainsi parlé, Bulloch s’approcha du grand pingouin qui, debout au bord du sillon ensanglanté, s’appuyait sur sa massue.

Et s’étant incliné jusqu’à terre :Seigneur Greautauk, prince très redouté, lui dit-il, je viens vous rendre hommage, comme au fondateur d’une puissance légitime et d’une richesse héréditaire. Enfoui dans votre champ, le crâne du vil pingouin que vous avez abattu attestera à jamais les droits sacrés de votre postérité sur cette terre anoblie par vous. Heureux, vos fils et les fils de vos fils ! ils seront Greautauk ducs du Skull, et ils domineront sur l’île d’Alca.

Puis élevant la voix, et se tournant vers le saint vieillard Maël :

– Mon père, bénissez Greautauk. Car toute puissance vient de Dieu.

Maël restait immobile et muet, les yeux levés vers le ciel : il éprouvait une incertitude douloureuse à juger la doctrine du moine Bulloch. C’est pourtant cette doctrine qui devait prévaloir aux époques de haute civilisation. Bulloch peut être considéré comme le créateur du droit civil en Pingouinie. »

Le lecteur ne songera pas à dénier qu’il y a là fondement à rire de nos institutions traditionnelles, créés par nos prédécesseurs en ce bas-monde, quelle que soit la diversité qui distingue les civilisations engendrées par des psychés ethnographiquement variées ; sous des latitudes différentes et à des époques parfois fort éloignées on ne peut en effet que s’étonner, s’émerveiller de la similitude de certains mythes, similitude qui ne va pas sans une riche diversité d’expression ; en somme, l’humanité est un fond commun, avec les matrices de nos civilisations respectives : voilà notre diversité.

Les nazismes témoignent seulement de la redoutable puissance de notre inconscience, inconscience sur laquelle Anatole France tente de nous ouvrir les yeux ; mais nous ne sommes que des hommes qui comptons par années, pas par millénaires.

L’Affaire Dreyfus qui a bouleversé la société française pendant douze ans, de 1894 à 1906 est donc évoquée : il est fait remarquer, puissamment, que, comme d’habitude, toute prise de position prise par les juifs et ce, quelle qu’elle soit, contribue à les accabler !

« Peu de temps après la fuite de l’émiral, un juif de condition médiocre, nommé Pyrot, jaloux de frayer avec l’aristocratie et désireux de servir son pays, entra dans l’armée des Pingouins. Le ministre de la guerre, qui était alors Greatauk, duc du Skull, ne pouvait le souffrir : il lui reprochait son zèle, son nez crochu, sa vanité, son goût pour l’étude, ses lèvres lippues et sa conduite exemplaire. Chaque fois qu’on cherchait l’auteur d’un méfait, Greatauk disait :

– Ce doit être Pyrot !

Un matin, le général Panther, chef d’état-major, instruisit Greatauk d’une affaire grave. Quatre-vingt mille bottes de foin, destinées à la cavalerie, avaient disparu ; on n’en trouvait plus trace.

Greatauk s’écria spontanément :

– Ce doit être Pyrot qui les a volées !

Il demeura quelque temps pensif et dit :

– Plus j’y songe et plus je me persuade que Pyrot a volé ces quatre- vingt mille bottes de foin. Et où je le reconnais, c’est qu’il les a dérobées pour les vendre à vil prix aux Marsouins, nos ennemis acharnés. Trahison infâme !

– C’est certain, répondit Panther ; il ne reste plus qu’à le prouver. »

Et pourtant, n’est-ce pas, nous entendons tout cela vivre avec nous… les juifs pourraient tout aussi bien se faire hara-kiri jusqu’au dernier, les antisémites, sous une forme ou une autre, continueraient à poser au monde le colossal problème de leur pathologie.

L’île des pingouins est une œuvre vivante aux antipodes des nazismes vivants : les illusionnistes – les agitateurs d’ismes – qui représentent « dignement » certaines collectivités et agissent avec un réel qu’ils ont amoncelé sur leurs têtes, et qui espèrent des catastrophes, sont dans ce livre contredis avec la même détermination que mettent à se manifester nos problèmes extérieurs et techniques : Anatole France mène le combat à la racine de nos âmes, de nos cœurs et de nos désordres.

Chambardements d’Etats, frontières en chaos, actualité déchainées, la mêlée est totale et l’écrivain a, seul semble-t-il, des obligations humaines d’ordre supérieur. Et c’est bien ce qu’il nous faut : la possibilité de se faire une image claire de la situation telle qu’elle est en réalité. Après ce livre, la première guerre mondiale dans un monde organisé internationalement, suivi d’un second sabbat d’Etats ensevelissant les peuples ; aujourd’hui la prétention d’un recours en politique de pratiques du moyen-âge où l’on persécute chrétiens et juifs sans même la possibilité de se réfugier dans une mosquée, au mépris des petites gens que l’on y trouve, surpris de se trouver confronté à l’intérieur, avec un obscur qui leur semble une hallucination du monde extérieur (« Pas en mon nom ») mais est une vérité humaine, une ombre solidement charpentée, comme chez les Grecs où, pour finir avant de disparaitre, des Dieux se prétendaient un secours contre d’autres Dieux, aucun humain n’en étant effectivement le maître.

L’ïle des Pingouins constitue encore aujourd’hui un phénomène où sont soulignés les fameux « revers de la médaille », « les ombres » de toutes choses qui finalement sautent aux yeux.  Il ne s’agît pourtant point d’une œuvre sacrée, émanant d’une clarté si puissante qu’elle viendrait d’un Père céleste : que nenni ! Ce qui vous est proposé à lire est le pouvoir particulier de l’écrivain qui scrute, éclairci les confusions … pourvu qu’il ne soit pas prétendu qu’un livre ne peut être écrit ou lu avec humour ! Car s’il est une conception universelle de l’homme c’est bien celle-là. Il est certes des nations ou des religions qui considèrent l’humour comme superflu : on ne peut s’éloigner davantage de la terre et s’enfoncer à la fois autant dans les bas-fonds… l’humour a cet avantage de la spiritualité qui est celle de l’homme avec un grand H et l’on s’y convertit comme on pose enfin le pied sur un sol ferme. En moquant ceux qui sont enfouis jusqu’aux oreilles dans leur carcans de pingouins, ceux qui, ridicules, bornés, montrent que leurs prétendus sens sont, au fond, des plus insensés.

* * * * *

Au final, des chapitres remarquables qui n’attendent plus qu’une chose à part votre lecture : c’est que chacun soit capable d’autocritique. Il est grand temps d’y venir que d’émettre avec supériorité du haut de sa chaire, de son minaret, que l’on se moque du jugement des autres. Et quel meilleur moyen d’y mettre fin que l’auto-critique ?

Dans notre Europe qui a demandé des siècles pour se constituer, ne s’est pas formée par hasard, voir même s’est formée – comme partout autour du globe – pour se prémunir des dangers qui émanent du voisinage, nous devons comprendre aujourd’hui que nous devons juger de ce qui nous arrive comme on doit le faire au 21ème siècle … et le comprendre comme on doit le comprendre au 21ème siècle : ce qu’il y a de plus critiquable dans notre humanité est ce qui fait partie intégrante de l’inaliénable richesse de notre humanité. Humanité qui aurait dû comprendre depuis longtemps, sans qu’il soit besoin de prophètes, que les conséquences de faire le bien sont bien moins difficiles à gérer que les conséquences de faire le mal !

Reste qu’un blasphème n’est qu’une nuance de la psyché, qu’utiliser cette notion est clairement un moyen vers un but. Il est simple d’utiliser ce mot mais le mérite est nul, d’utiliser une œillère, un « isme ». Ce n’est qu’une fonction dans un système de fonctions, pas plus sensée que le système qui l’émet avec une froide supériorité, sans s’imaginer avoir de compte à rendre. Ce qui mène le Mouvement Vers Rien, pour finir, à dédier cet article aux universels braillards en vadrouille qui se contentent, quand ils sont chez eux, de ramper comme des chiens… car ils nous font bien rire aussi.

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